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Intuition, biais cognitifs et conception de produits : l’importance de s’appuyer sur les données et les utilisateurs

Il arrive que notre instinct nous induise en erreur. Même après des années d’expérience dans la conception de produits et services, notre façon de penser et de prendre des décisions rapidement peut parfois nous jouer des tours.

En tant que spécialistes en conception de produits, désireux de transformer le monde, nous sommes en réalité limités par une certaine homogénéité professionnelle et par une foi excessive dans notre intuition. Peut-être que le terme d’endogamie vous est inconnu.

En sociologie et anthropologie, l’endogamie fait référence à la tendance des groupes sociaux à rester très homogènes et à se reproduire principalement entre eux. Appliqué à notre domaine, cela signifie que nous, professionnels du produit, avons des profils très similaires, partageons les mêmes valeurs, et avons tendance à créer des produits qui répondent à des besoins proches des nôtres, plutôt qu’à ceux de la population dans son ensemble.

Saviez-vous que 76 % des Product Designers en France sont titulaires d’un bac+5, alors que cela ne représente que 27 % de la population (INSEE 2024) ? Nous appartenons donc à un segment étroit de la population active, ce qui n’est pas vraiment représentatif et peut nous induire en erreur.

Dans un environnement de startup où le temps est une ressource clé, nous devons toujours aller vite, être les premiers à entrer sur un marché, les premiers à livrer un produit. La rapidité est notre principale contrainte. Pour un product manager ou un product leader, cela signifie réduire au maximum le temps entre la découverte et la livraison, c’est-à-dire le moment où l’on identifie les bons problèmes, trouve les solutions adaptées, puis les met en face des utilisateurs.

Travaillant dans ce cadre, nous développons des stratégies pour faire face à cette contrainte temporelle. Notre superpouvoir devient alors l’intuition. Nous prenons des décisions plus rapidement, en nous fiant à cette petite voix intérieure qui nous guide, car, d’une certaine manière, nous savons déjà quoi faire. Vous avez peut-être déjà ressenti cela lors de recrutements : au lieu de chercher un expert, vous vous dites parfois que vous voulez quelqu’un qui a l’esprit vif, capable de réfléchir rapidement.

L’intuition mise à l’épreuve : l’exemple de MONI et le choix d’une solution de paiement

Voici un exemple qui montre comment certains biais peuvent nous induire en erreur. Lors d’une conférence, Clément Caillol a partagé son expérience lorsqu’il a rejoint la start-up MONI, spécialisée dans les transferts d’argent. Dès ses débuts, il était sûr de lui, misant sur son intuition, forgée au fil de nombreuses années en tant que product manager.

Son premier défi fut de trouver une solution alternative de paiement. Très vite, la question s’est posée : fallait-il opter pour Android (70 % de part de marché) ou Apple (30 %) ? Google Pay ou Apple Pay ? En se basant sur une analyse rapide et quelques questions clés, il a raisonné ainsi :

  • Tout d’abord, il a essayé de se représenter mentalement les utilisateurs : qui sont ceux qui utilisent les systèmes de transfert d’argent à l’international ? Quel est leur mode de vie ?
  • Ensuite, il a évalué leur niveau de revenu, en supposant qu’il est généralement bas dans le monde.
  • Puis, il a confronté cette information à ses connaissances : quel est le prix d’un iPhone par rapport à un appareil Android ? La répartition du marché étant de 70 % pour Android et 30 % pour iOS.

De cette réflexion, il a conclu rapidement qu’il y avait probablement plus d’utilisateurs Android, et donc, il serait préférable de commencer par intégrer Google Pay. Cependant, il devait vérifier cette intuition avec des données concrètes.

En analysant le parc de smartphones des utilisateurs de la solution MONI, les résultats ont révélé une répartition de 56 % pour Android et 44 % pour iOS, ce qui a remis en question sa première estimation.

Pour trancher, il a effectué un test en proposant les deux systèmes de paiement, même s’ils n’étaient pas encore disponibles. Le résultat était clair : 23 % des utilisateurs préféraient Google Pay, tandis que 50 % s’orientaient vers Apple Pay.

Cet exemple illustre bien ce que la psychologie cognitive appelle le « biais de substitution ». L’intuition nous pousse souvent à éviter les questions complexes, et la simplification initiale dans ce cas était : « Les personnes ayant peu de moyens possèdent-elles un iPhone ? » Une question qui, dès le départ, orientait la réflexion dans une mauvaise direction.

Mais d’où vient cette intuition ? Comment développons-nous ces réflexes et cette certitude ?

Pour répondre à ces questions, il faut se tourner vers Daniel Kahneman, un psychologue et économiste américain, lauréat du prix Nobel d’économie en 2002. Avec Amos Tversky, il a coécrit l’ouvrage Thinking, Fast and Slow qui explore les deux modes de pensée : le Système 1, rapide et intuitif, et le Système 2, lent et réfléchi. Leur théorie remet en question les modèles économiques traditionnels de prise de décision rationnelle, en mettant en lumière le rôle des biais cognitifs et des heuristiques dans nos choix.

Réédition 24.02.2016

Système 1 : pensée rapide et intuitive

Ce mode de pensée est automatique, rapide, et souvent inconscient. Il repose sur des intuitions et des raccourcis mentaux pour prendre des décisions rapidement. Il est conçu pour réagir promptement aux stimuli. Par exemple, lorsque nous voyons une voiture s’approcher à grande vitesse, nous nous écartons instinctivement de son chemin sans avoir besoin de réfléchir consciemment. Cette rapidité est essentielle pour notre survie, car elle nous permet de réagir en une fraction de seconde à des situations potentiellement dangereuses. Bien que ce système soit efficace et économise de l’énergie cognitive, il est aussi sujet à des biais et des erreurs fréquentes.

Système 2 : pensée lente et réfléchie

Contrairement au Système 1, le Système 2 est délibéré, lent et analytique. Il est activé lorsque nous devons résoudre des problèmes complexes, prendre des décisions importantes ou lorsque la situation nécessite une réflexion approfondie. Ce système demande plus d’effort et de ressources cognitives.

Les biais cognitifs

Kahneman explique plusieurs biais cognitifs, comme l’effet de cadrage, l’heuristique de disponibilité, et l’illusion de validité, qui peuvent fausser nos jugements et décisions. Ces biais sont souvent le résultat des raccourcis mentaux employés par le Système 1.

  • Le biais de substitution : ce mécanisme consiste à répondre à une question complexe en répondant à une question différente, plus simple, sans s’en rendre compte. On substitue ainsi un problème à un autre. Par exemple, si vous devez décider d’investir dans une entreprise, la question complexe pourrait être : « Cette entreprise a-t-elle un modèle économique solide et durable ? » Cependant, au lieu de répondre directement à cette question, votre cerveau pourrait substituer une question plus simple, comme : « Est-ce que j’aime le PDG de cette entreprise ? » Si vous avez une opinion favorable du PDG, vous pourriez inconsciemment répondre « oui » à la question simplifiée et, par conséquent, décider d’investir, même si cela ne reflète pas une évaluation complète du modèle économique de l’entreprise. C’est un exemple typique du biais de substitution, où une question plus facile est utilisée pour répondre à une question plus difficile.
  • L’heuristique d’affect : plutôt que de s’appuyer sur une analyse rationnelle des faits, une personne se laisse guider par ses réactions émotionnelles. Par exemple, si une personne ressent une émotion positive à l’égard d’un produit, elle est plus susceptible de croire que ce produit est de bonne qualité, même sans preuve objective. L’heuristique d’affect permet de prendre des décisions rapidement, mais peut aussi entraîner des erreurs de jugement, car elle repose plus sur les impressions émotionnelles que sur une évaluation rigoureuse.
  • L’ancrage : l’ancrage psychologique désigne la difficulté de se défaire d’une première impression ou d’une première idée pour prendre des décisions ou faire des estimations, même si cette information est arbitraire ou non pertinente. Par exemple, si l’on vous demande de deviner le prix d’un objet après avoir vu un prix initial, votre estimation sera influencée par ce prix, même s’il est incorrect. De même, en marketing, si un produit est initialement proposé à un prix très élevé avant d’être mis en vente, les consommateurs peuvent percevoir la réduction comme une bonne affaire, même si le prix final reste élevé.
  • L’heuristique de disponibilité : cette heuristique repose sur la facilité avec laquelle des exemples viennent à l’esprit. Par exemple, après avoir vu plusieurs reportages sur des attaques de requins, une personne pourrait surestimer la probabilité d’être attaquée par un requin, même si les attaques de requins sont extrêmement rares. Ce biais montre comment les événements récents ou les exemples marquants influencent notre perception des risques ou des fréquences. Par exemple, après une série de nouvelles sur des accidents d’avion, les gens peuvent croire que voler est plus dangereux qu’il ne l’est réellement, même si les statistiques montrent que c’est l’un des moyens de transport les plus sûrs.
  • L’effet de cadrage : l’effet de cadrage démontre que les décisions peuvent être influencées par la manière dont les options sont présentées. Par exemple, si un traitement médical est présenté avec un taux de succès de 90 %, les patients sont plus enclins à accepter ce traitement que s’il est présenté avec un taux d’échec de 10 %, même si les deux informations sont équivalentes. Ce biais révèle l’importance de la présentation de l’information dans la prise de décision, influençant la manière dont nous percevons et évaluons les options disponibles. En marketing, par exemple, un produit décrit comme ayant « 10 % de matière grasse » peut être perçu différemment d’un produit décrit comme étant « 90 % sans matière grasse », bien que les deux descriptions soient factuellement identiques.
  • L’illusion de validité : ce biais se produit lorsqu’une personne surestime la précision de ses prédictions ou jugements, surtout lorsqu’ils sont fondés sur des informations cohérentes mais non fiables. Par exemple, un analyste financier pourrait croire fermement en la justesse de ses prévisions boursières simplement parce qu’il a identifié un schéma apparent dans les données, même si ce schéma est en réalité aléatoire. Ce biais peut conduire à une confiance excessive en ses compétences ou en la pertinence des informations, et donc à des prises de décisions erronées. L’illusion de validité est particulièrement dangereuse dans les environnements où les décisions ont des conséquences importantes, comme la finance ou la médecine.
  • L’effet de confirmation : ce biais pousse une personne à privilégier les informations qui confirment ses croyances préexistantes, tout en ignorant ou en minimisant celles qui les contredisent. Par exemple, si un chercheur est convaincu de l’efficacité d’un médicament, il pourrait être tenté de prêter plus d’attention aux études qui montrent des résultats positifs, tout en écartant celles qui montrent des résultats négatifs ou neutres. Ce biais renforce les stéréotypes, nuit à l’objectivité, et rend difficile le changement d’opinion, même face à des preuves solides. Il est omniprésent dans la prise de décision, notamment dans les domaines où les preuves sont ambiguës ou complexes.

Conclusion

En tant que professionnels de la conception de produits, nous sommes fréquemment tentés de nous appuyer sur notre intuition pour prendre des décisions rapidement.

Cependant, comme l’illustrent les travaux de Daniel Kahneman et l’exemple de MONI, cette intuition, aussi affinée soit-elle, peut être biaisée par notre propre homogénéité professionnelle et par des raccourcis cognitifs. Ces biais, enracinés dans nos croyances et expériences passées, peuvent nous mener à des décisions qui, bien que logiques en apparence, ne répondent pas toujours aux besoins réels des utilisateurs.

Pour surmonter ces limitations, il est essentiel de laisser de côté nos croyances préconçues et de nous appuyer sur les données concrètes et les retours des vrais utilisateurs. En mettant de côté nos présomptions, nous ouvrons la porte à une compréhension plus profonde et plus authentique des besoins de nos utilisateurs. Les données empiriques, lorsqu’elles sont correctement collectées et interprétées, offrent une base solide pour prendre des décisions éclairées, qui ne sont pas seulement intuitives mais aussi vérifiables et mesurables.

En intégrant cette approche basée sur l’écoute active des utilisateurs et l’analyse des données, nous pouvons non seulement améliorer la qualité de nos décisions, mais aussi concevoir des produits qui répondent véritablement aux besoins diversifiés de l’ensemble de la population. Cela nous permet de créer des solutions plus inclusives, innovantes, et surtout, plus en phase avec la réalité des utilisateurs que nous cherchons à servir.

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